Sol Invictus




 La grisaille semblait ne jamais vouloir finir, le quotidien aliénant aussi. On a sa routine, on avance pas à pas, sans plus rien réfléchir, on paie ses factures, on s'occupe de ceux que la nature nous a confié. On finit par ne même plus interroger les possibles, l'omniprésence de ce ciel gris d'automne. Dans les villages reculés du Rustikhistan, on avait vendu aux gens le progrès des routes goudronnées, de l'électricité, du téléphone, de l'eau courante, de l'internet haut débit et de la vente en ligne...
Alors le villageois avait cessé de voir son voisin à la veillée, les histoires locales s'étaient perdues, il ne faisait plus l'amour à sa femme à la lueur de la bougie, les séries télévisées se chargeaient de son imaginaire, il n'achetait plus près de chez lui, les livreurs lui distribuaient le monde dans sa boite aux lettres.

     Et puis il y a eu une poursuite de l'exode rural, une concentration des richesses et des services dans des bassins géographiques rentables économiquement au détriment de zones de plus en plus reléguées et délaissées. Pour les gens qui y vivaient, il fallait de plus en plus de temps pour trouver un médecin, une école, une gendarmerie. L'intérêt général se concentrait dans des endroits de plus en plus définis.
Le campagnard ingénieux s'est adapté petit à petit en s'autonomisant sur son essentiel d'électricité et d'eau courante, prenant ses distances avec les directives gouvernementales concernant   la taille des bordures de trottoirs ou l'élégance de la décoration des ronds points. La poste s'est mise à distribuer dans des immeubles de boites aux lettres de villages puis dans des boites postales dans les bourgades de plus grande importance. Rien n'était officiel bien sûr mais trop de courrier se perdait en route pour que les ruraux se fassent livrer à domicile.

     La campagne est passée d'un monde de contraintes et de directives qui ne faisaient pas sens à un abandon qui, s'il laissait la place à un repli aux yeux de bon nombre d'urbains, lui permit de respirer à plein poumon une liberté retrouvée. L'instinct de propriété si cher au monde rural le préservant d'une promiscuité institutionnalisée dans l'injonction du vivre ensemble. Parce que le  plouc, en fait, ne comprend toujours rien au vivre ensemble. Je fait même l'hypothèse qu'il n'en a rien à foutre.

     Alors quand on est enfermé dans une tour, et que soudain surgit le soleil, on se prend à rêver. Quand il se découpe à travers les nuages, qu'il gagne en certitude, qu'il s'affirme autant, le message mérite qu'on l'écoute et qu'on s'évade au plus tôt. On se surprends à étudier son paquetage, son véhicule, pour une escapade, un intermède au quotidien qui nous permettrait de tenir. Parce qu'on se surprend alors à tenir sur ces perspectives aussi courtes soient-elles dans l'espoir d'une évasion définitive vers plus de précarité sans doute mais surtout plus de liberté.

     C'est pourquoi mon sac est de moins en moins rempli au fil des ans pour mes escapades, le nombre de livres emportés de plus en plus rares, les outils de plus en plus spartiates, l'ambition de plus en plus sommaire. Et la rencontre de l'autre de plus en plus importante. Je me jette sur la première occasion de fuir vers le Rustikhistan. Assumer la fuite, rouler jusqu'à plus soif, bouffer de la borne comme disent certains. Tout ça pour choisir de s'arrêter ailleurs, pas forcément vers l'illusion d'une herbe plus verte à brouter, plutôt vers d'autres possibles.

     Je roulais tranquille pour aller au chagrin en rêvant de ma prochaine escapade lorsque j'aperçois devant quelques berlines et autres monospaces une motocyclette fleurant bon le deux temps et l'attelage rustikh. Mon sang ne faisant qu'un tour, je hisse mon mulet en jouant à saute mouton de bagnoles en bétaillères pour familles nombreuses jusqu'à la vision de bonheur entre aperçu. Sur la départementale viroleuse des coteaux viticoles la motocyclette à panier adjacent tangue comme un chalutier sur l'asphalte, je guette le coup de gaz dans le virage à droite pour coller la roue du panier et ne pas mettre la cabane sur le chien. Le pilote à l'élégance consommée derrière une apparence sommaire se jouait des dangers de la conduite d'un attelage léger comme celui-ci. Qu'est ce qu'un type dans son genre allait faire aux heures de bureau avec une trapanelle pareille?

     De virages en autocars scolaires s'arrêtant sans crier gare, nous sommes arrivés dans les rares encombrements routiers rituels rencontrés près de cette petite ville de province où je travaille. Se calant sur l'extrême droite de la chaussée avec un sourire dans le rétroviseur, j'ai saisi l'invite et me suis mis à sa hauteur. Après les commentaires d'usages sur nos montures respectives, m'enfin surtout moi vu mon mulet et l'attrait que j'avais pour sa bécane, il me fait part de sa profession. En fait ce type était le dernier fabriquant de motos du pays. Je savais de réputation que les machines produites par cette marque valaient le prix d'une maison neuve et que leur carnet de commande était rempli d'acquéreurs internationaux, mais voir le bonhomme au guidon d'un engin utilitaire rustikh me laissait sans voix. Je le félicitait pour ce qu'il faisait dans sa vie mais surtout pour son attelage en suivant la file de voiture qui redémarrait et l'abandonnais deux ronds points plus loin pour aller vers mon tripalium pendant qu'il roulait vers sa manufacture d'engins d'exceptions. J'ai longtemps pensé à notre trop brève conversation sur l'avantage du deux temps en quart de litre qu'il avait, engin génial et coupleux s'il en est par rapport aux machines qu'on nous sert aujourd'hui, sur le plaisir de piloter un attelage aussi capricieux, faut être honnête. Sur la passion pour les motocyclettes qui l'animait visiblement.

     Comme quoi il était possible de vouloir le meilleur et le beau et de garder ses passions pour la simplicité. Comme quoi on peut  ne pas vouloir choisir entre deux maux et continuer à quêter ce dont on rêve, quitte à s'arrêter en chemin. Comme quoi il ne faut jamais oublier l'éternel retour du soleil malgré la grisaille automnale qui ne semble jamais finir. J'avais oublié. ça fait du bien de retrouver la mémoire.

Merci pour la photo, aussi.

     

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