L'hiver vient



     Les enfants sont excités comme jamais, ça fait plusieurs jours que le ciel gris acier est prometteur et que le thermomètre s'obstine à tendre vers des degrés à ne pas faire bouger le chat du canapé. En sortant chercher du bois, j'ai senti la neige, dans l'air, comme ça. Elle n'était pas encore là mais elle venait à grands pas. Dans la vallée c'est plutôt rare, et si on a connu l'époque où on avait une ou deux semaines de verglas et de neige par an, on sent l'époque plus propice au réchauffement climatique. Même si les villages s'engourdissent à la fin de l'automne pour attendre des jours meilleurs, on est loin des climats continentaux connus lorsqu'on met le cap à l'est. Ne restent que les récits des anciens quand on a le bonheur de les croiser et qu'on prends le temps de leur causer et les souvenirs de voyages quand on a eu le bonheur de s'y attarder. Et puis un matin elle est là, elle nous accueille quand on ouvre les volets, elle ouate l'air et tout ce qu'elle touche et nous fait revêtir des airs de gosse. On se prends à rêver de ballades en sa compagnie, de regarder jouer les marmots avec cet éléments qu'ils croisent rarement. Ce temps là me donne des envies d'ailleurs, me rappelle des souvenirs d'épopées improvisées à deux ou trois roues. La neige a comme un parfum de liberté.

     Il y a quelques années j'avais renoncé à la motocyclette à panier adjacent pour des raisons de refus de collectionnite aigüe, ayant une prétention à la décroissance. Je m'imaginais pouvoir trouver la quadrature du cercle en matière de motocyclisme, quête par essence sans cesse inachevée. Je m'étais dit que la tenue de route c'est dans la tête, et que je vivais dans un pays au climat tempéré. Délaissant mon attelage rustikh pour un petit rosbif à la sauce curry, j'escomptais faire la même chose qu'avec un side car. Plein d'ambition et d'entrain, j'ai quitté ma vallée ennuyeuse et tempérée pour l'espérance du Rustikhistan. Voyageant léger, ni les vents contraires, ni le thermomètre qui baissait ne m'avertissait suffisamment fort de mon imprévoyance. La neige et le verglas sur les cent derniers kilomètres m'ont fait chuter à quatre reprises, passant plus de temps à faire le tiers de la route que le reste. Ni les bas côtés, ni la boue neigeuse n'offrait l'adhérence nécessaire à mes deux pieds en skis sur ma motocyclette pétunant en deuxième en sous régime. Outre les grands moments de solitudes à relever ma bécane avec les mains tendues d'encouragements des sidecaristes qui passaient le sourire aux lèvres gercées, j'ai bénéficié d'une belle leçon d'humilité. Je touchais mes limites, poussant l'absurde jusqu'à rouler ma moto hors du site du rassemblement vers le village pour arriver à une route praticable en prévision du retour le lendemain. Alors je suis revenu penaud, préférant les grands axes aux chemins les plus courts, méditant l'événement tout le long de la route.

    Décidé à repartir en quête d'un attelage, j'en ai trouvé un qui s'est avéré surtout riche en déconvenues. Avec la culture acquise avec les motos rustiques j'aurais pu le prévoir au vu de son manque d'entretien. Patiemment j'ai tout repris sans maugréer, démonté, réparé, me suis fait aider faute des connaissances nécessaires. Mais les partenariats étant ce qu'ils sont, la machine est toujours en pièce au fond du garage, les pneus neufs à sécher en attendant un embrayage et une segmentation  qui peine à susciter l'intérêt d'un mécanicien pour les italiennes capricieuses. Est-ce la fatigue qui me fait rêver de tout brader pour ne plus avoir qu'à rouler quand le temps est suffisamment clément? J'ai passé du temps et de l'énergie à entretenir le passé, à faire tenir ce qui ne pouvait plus. Aujourd'hui je pourrais malgré la neige partir en deux roues affronter les éléments, pas par plaisir mais pour me prouver que c'est encore possible, histoire de faire patienter ma soif de liberté. Ce n'est pas la peur qui m'arrête, le risque est limité, calculé, organisé. Ce n'est pas l'effort qui m'inquiète, j'ai appris à repousser ses limites par le passé et me connait en la matière. C'est l'ennui d'erreurs à venir que l'expérience m'a appris à reconnaître, l'ennui de se rêver loup quand on se sait chien. L'ennui qui vous fait renâcler devant des miettes quand votre envie vous fait rêver de beaucoup plus. Les rêves de gosses n'ont pas disparus, ils se sont justes repliés au chaud dans un coin de la mémoire, emmitouflés pour ne pas attraper froid, ils ne peuvent pas s'oublier. Ils sont les possibles qui aident à tenir par mauvais temps, quand le climat est trop rude. Peut être qu'ils surgissent ça et là dans le regard comme un ciel d'hiver, évitant de se montrer pour ne pas se faire trop de mal. Les années apprennent la prudence.

     Alors ce matin je regarde la neige et je me dis qu'il faut attendre, patienter, laisser le temps au temps. Prendre de la distance avec ceux qui y voient une fuite, une peur. Le destin se chargera de faire se croiser la route de ceux à qui on tient vraiment. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait garder l'espérance. Alors même si l'hiver vient, Je me dis que le désir est le seul carburant qui vaille, le seul qui puisse nous prémunir de la panne d'essence...

    


Encore merci pour la photo, si belle, comme tant d'autres que tu as faites d'ailleurs.




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