Errance

     A l'heure où l'on voudrait tout globaliser et niveler, où les cultures ne devraient plus être que des folklores, ne perdons pas de vue ce qu'a toujours été l'homme: un voyageur.

Souvent par nécessité, il a  erré depuis l'Afrique en quête de liberté ou d'herbe plus verte à brouter ailleurs. La colonisation de la terre s'est ainsi faite, une horde en poussant une autre en fonction de la taille de ses appétits. Les cultures comme toute autre forme de vie sont nées, ont vécues puis sont mortes, rarement de leur belle mort mais le plus souvent faute d'avoir eu encore envie de vivre.

Il y a soixante dix ans, 12 à 16 millions de personnes ont été déplacées dans l'indifférence de la communauté internationale et au moins 500000 d'entre elles sont morte de faim et de mauvais traitements alors que la guerre était terminée.
Loin de larmoyer ou de vouloir culpabiliser qui que ce soit, j'évoque juste un fait inhérent à l'humanité, qui ne cesse de se répéter au long des siècles.

Cette histoire, je ne m'y suis intéressé qu'au fil des rencontres au Rustikhistan. 
L'hiver dernier, j'ai crevé sur une route caillouteuse des montagnes du nord au milieu de nulle part et  ma bombe anti-crevaison avait déjà servi pour un sidecariste croisé un peu plus bas dans la vallée.
C'est toujours la roue arrière qui crève, la plus ennuyeuse à démonter avec la transmission secondaire et la bagagerie posée dessus, c'est une constante. J'étais en train de me résoudre à démonter la roue et à sortir les démontes pneus lorsque un type sur une antiquité a croisé mon chemin. C'est toujours comme ça au rustikhistan, tu te crois au milieu de nulle part, loin de toute trace de l'humanité et t'as un paysan qui surgit dans le paysage. 

L'indigène paraissait avoir l'âge de sa machine, bricolée au fil des décennies avec des pièces improbables. Pour autant, le deux temps tournait rond et sentait l'entretien méticuleux. Le bonhomme était sec, le regard à l'abri d'une casquette de montagne et la carcasse emmitouflé dans une canadienne au col de fourrure relevée et calfeutrée par un cheiche qui avait connu des jours meilleurs. Le débéquillage était assuré, le pied ferme. ça sentait le motard encore vaillant malgré les années. J'admirais ses bottes de cuir et de feutre, admirablement entretenues.
On s'est serré la main, il m'a aidé à caler la moto et à réparer le pneu pour finir par m'offrir l'hospitalité de sa grange et un bol de soupe. J'acceptais avec soulagement, la perspective de planter ma tente avec le vent glacé qu'il faisait m'invitait à la fainéantise. Il n'avait pas neigé depuis des jours mais le thermomètre restait en dessous de zéro et les plaques de verglas demeuraient traîtres à la conduite. On a roulé tranquille jusqu'à la ferme à l'écart de la petite route secondaire que j'avais prise, ce gars là n'était pas près d'être ennuyé par les touristes. La bicoque était sympa, le type accueillant et bon cuisinier. A l'heure du schnaps, mon regard a été attiré par une photo perdue au milieu des portraits de famille qui trônaient sur la cheminée. 

On y voyait une carriole attelée d'une paire de boeufs squelettiques chargée de vieillards et d'enfants. Au pied de l'attelage, une jeune femme au regard dur et au fichu blanc solidement noué sur la tête. Il m'a expliqué que c'était sa femme sur la photo, à l'époque où ils sont arrivés au Rustikhistan, fuyant l'écrasement par les chenilles des chars et les viols collectifs par leurs occupants. Ils se sont rencontrés dans les forêts de syldavies alors que sa moto avait ruiné un joint de culasse après avoir traversé l'Europe d'est en sud ouest. Parmi les civils il n'y avait plus d'hommes, tous mobilisés sur le front puis éparpillés aux quatre vents. Les animaux à force d'efforts laissaient sur la neige des routes l'empreinte sanglante de leurs pattes. On avait vu des corps épais comme des tapis à force d'être écrasé par les chars, des femmes clouées aux portes des granges laissées pour mortes après avoir été violé par des sections entières de fantassins. Ces populations vivaient dans ces pays depuis 300 voire 500 ans et avaient le tort d'être de la même culture que les vaincus. Alors mon hôte avait hissé sa moto dans la charrette et avait prêté main forte à cette gamine de 15 ans qui avait déjà connu tout ce que la vie a de plus horrible. Elle lui avait fait le récit de leur fuite depuis le septentrion, de son père disparu, de sa mère et de ses tantes assassinées, de ses grands parents épuisés et de ses frères et soeurs qu'il fallait protéger. il lui conta la lutte inégale, le front de l'est redoutable, l'avancée inexorable de l'ennemi et la perte de ses frères d'armes. 

Repoussés par les Bordures qui avaient fermés leurs frontières, ils mirent cap au sud vers la Syldavie mais devant le flot de réfugiés il obliquèrent au sud est vers les contreforts des monts Rustikh de peur d'être parqué dans des camps. Dans les montagnes, la population sans être accueillante les laissa s'installer dans les granges et bergeries sans occupants et leur donna les semences pour démarrer un potager au sortir de cet hiver si rigoureux. Le temps fit le reste et 70 ans après les deux populations tout en gardant des spécificités culturelles se sont largement enrichies l'une de l'autre. Rudes à la tâche, les réfugiés se sont retrouvé dans la simplicité de ces montagnards jaloux de leurs particularismes face aux populations de la ville et de la vallée du pays.

Il était content de son chemin mon hôte, content de son récit, de la stèle dans le jardin rappelant le repos éternel de sa femme morte une dizaine d'année plus tôt de soins trop tardivement administrés à cause de l'éloignement de l'hôpital. Les enfants et petits enfants étaient éparpillés dans la montagne, certains étaient partis à la ville, et il étaient là, au calme, veillé par ses souvenirs. Il continuait à bricoler sa vieille moto pour aller chercher les courses au village et se surprenait au détour des départementales à se remémorer cette folle épopée. il avait vécu la fin d'un monde, et assistait à l'accouchement douloureux d'un autre.

Pas d'amertume chez lui, il avait été jusqu'au bout de ce qu'il pouvait faire pour sauver son monde et savait que les civilisations comme les hommes suivent le cycle de la vie. Comme nombre de ses semblables, il était là, riche témoin offrant son histoire à qui voulait l'entendre. J'étais devenu riche de ce témoignage, et je lui en suis éternellement reconnaissant.

Nous avons proprement exécuté le fond de la bouteille de schnaps qui ne demandait qu'à se rendre en écoutant les flammes crépiter dans le poêle à bois à la lumière d'une lampe à pétrole. Puis j'ai salué mon hôte et suis allé m'emmitoufler dans mon sac de couchage dans la grange. Le foin était odorant, les reliques du passé ornaient les murs de l'édifice. Des harnais poussiéreux, un imperméable de motocycliste qui devait encore servir de temps en temps, un casque qui n'avait jamais connu d'homologation civile. Je me suis endormi dans cette machine à remonter le temps pour être réveillé par la basse-cour voisine au petit matin. 

J'ai arrimé mon paquetage sur la moto dans la lumière grise du jour naissant et j'ai attendu que la lumière du perron s'allume pour saluer mon hôte une dernière fois. On s'est serré la main longuement, ses yeux accrochant les miens pour vérifier qu'on s'était tout dit et je suis reparti vers l'est, en laissant tranquillement le moteur monter en température. Le froid était sec et je vivais un pur instant.



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