L'Ombre

     C'était il y a quelques semaines, le jour commençait à jouer avec le feuillage des arbres, et je me faisait la réflexion qu'il fallait que je débéquille pour poser ma guitoune dans un coin de champs au bord de la route. J'étais loin à l'est au plus profond du Rustikhistan, près de la frontière avec la Syldavie et  ses forêts montagneuses de Transyldavie où couraient les pires légendes.
Le flat pétunait  dans la descente et j'attendais la sortie du  prochain virage pour chercher l'entrée de champs de l'autres côté du muret de pierres sèches.

En fait d'entrée de champs la sortie de virage m'a ouvert la perspective d'une méchante bicoque bardée de vieux à la toiture de planchettes de chataîgniers fatigués. Sur la terrasse, un type sans âge profitait du soir la pipe à la main, avachis sur un banc de rondin taillé à la hache. Le niveau de la bouteille de schnaps à ses pieds témoignait  de l'état de sa méditation.

Je sais pas vous, mais personnellement, je trouve que l'alcoolique a quelque chose de rassurant, sa conversation déjà, qui ne vous mobilise pas des masses psychiquement, son caractère toujours plein de bons sentiments rarement mobilisés dans les faits, sa générosité jamais prise en défaut.
J'avais pas posé mes bottes au sol qu'il levait déjà sa bouteille à mon intention, comme une invite à me laisser l'écouter. Alors je me suis assis et j'ai écouté. J'ai écouté le jardin qui donnait pas mal si on se donnait la peine, le monde qui tournait trop vite pour qu'on se donne la peine, la solitude  qui faisait toujours de la peine.

Pour autant, l'indigène disait avoir évité le pire en ne répondant pas au chants des sirènes locales qui hantaient la région en quête de proies. Je pouvais sourire, elles étaient bien là, rodant lors des bals des villages, en quête d'hospitalité les soirs d'été, cherchant à t'apitoyer ceux d'hiver. La plus redoutable qu'il ait croisé s'était présenté un soir d'été comme celui ci, alors qu'il fumait la pipe sur son perron. Elle avait engagé la conversation sur la recherche de travaux agricoles à réaliser mais son allure démentait ses capacités à s'esquinter dans les champs. Prudent, le paysan rustikh la laissa même digresser sur le fait qu'il n'était pas bon qu'un homme reste seul, que personne n'était là pour s'occuper de lui et lui faire à manger. Faute d'une invite, elle passa son chemin mais revînt épisodiquement pour lui faire miroiter le bonheur d'une femme au foyer et d'une existence paisible. Son agacement était toutefois perceptible jusqu'à ce qu'un soir d'automne il soit contraint de rentrer chez lui et de se barricader pour échapper à ses crocs.

Parce qu'au Rustikhistan, on connaissait bien ses ombres vespérales, au ramage étourdissant pour vous faire oublier la terreur que procure leur plumage. Ses dames vampires qui vous laissent exsangues mais jamais tout à fait sans vie, vous tenant mieux en laisse que le chien d'une ferme.
Alors entres hommes à la veillées se colportent ces histoires cent fois répétées de ceux qui n'ont pas su se protéger et qui ont trainé leur misère toute leur vie, le teint cireux et l'humeur maussade. L'essentiel consiste à ne pas leur ouvrir sa porte, à leur proposer ce qu'offrent les dieux de l'abondance et de la fertilité, ce qu'elle refuseront pour qu'on ne découvre pas leur vraie nature, et tenir bon le temps que durent leurs assauts. D'aucun trouveront que ce récit de poivrot n'est qu'une invite à faire ripaille, j'en convient, il n'empêche que depuis je me garde des pisses froides et des femmes de trop grande vertu.




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