Les Mauvaises Gens


     Ils sont tous venus pour passer le voir, les genoux fatigués, les mains marquées par la terre,la chaîne de montage, tout ce siècle passé de mécanique et d'usines à la campagne.
Les mauvaises gens sont là, l'oeil clair, l'expression de bonnes gens effondrés par l'absurde.
Il est là, allongé, emprunté dans sa belle chemise du dimanche et sa cravate des grands jours, trop figé pour être encore parmi nous. L'homme qui murmurait à l'oreille des cornets de carburateurs est parti.

Il ne sourira plus d'un air goguenard, il ne dira plus: "t'inquiètes on va voir", il ne lèvera plus le nez en signifiant; "tu prends quelque chose?"

Vu de ma fenêtre c'est tout un monde qui s'écroule, c'est le premier gars des Mauges que je vois dans un funérarium, le premier bonhomme qui se foutait pas mal de ce que j'étais pour me mettre une clé de treize entre les pognes et me dire "vas y gamin".
Je rencontre toute la famille pour la première fois, je suis sûrement gauche, je les trouve dignes, beaux, Tout le monde tient sa place, c'est grandiose, j'ai conscience de vivre un moment essentiel de ma vie.

Je suis là, j'attends, je profite de ce moment si beau, si triste, si fort. Je mesure le fait que quand t'es un prolo, t'as quand même plus de chance de canner avant l'heure qu'un col blanc. Le truc en plus du plébéien de la campagne, c'est la pudeur. Elle me donne le vertige cette pudeur, autant que ce soucis de l'autre qu'ont ces taiseux.

Après les obsèques on a pris un verre, les gens avaient l'air présent à ce qu'ils faisaient, graves et soucieux d'être là. On a honoré l'homme, le mari, le père, le génie de ses dix doigts. Un grand moment, un pur moment.

Je me suis repassé la marche trop longue dans le cimetière, l'inhumation à bout de corde à l'ancienne avec des lascars usés par les ans aux carrures assurées, la pluie, le vent, la douceur angevine de cet après midi d'hiver.



Commentaires

  1. Très bel hommage et magnifique recueillement de ta part.
    Laissons partir ce que nous ne pouvons malheureusement retenir plus que de raison, et acceptons les forces suprêmes qui, elles, interviennent toujours lorsqu'il est temps.
    Je te souhaite un bon recueillement partagé.

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