Célébration

     

     La liturgie est bien réglée, le rite en est ancestral et sa signification se perd dans la nuit des temps. D'abord il y a le plaisir de l'événement à venir, le décompte des jours, le compte des présents, l'attente du lieu exact, l'hésitation de ce que l'on voudra partager avec les amis retrouvés.
Puis vient le temps de la météorologie, faudra t'il s'engoncer dans la combinaison de pluie pour la route, prendra t'on le risque de la reléguer au fond des sacoches?

Le jour est là, le pourfendeur de départementales monotrace est fin prêt, j'ai quand même pris le sac de couchage d'hiver, on ne sait jamais. Je n'ai pas oublié le carnet de chant, à l'heure où il faut un karaoké pour vocaliser, les flammes d'un stère de bois bien sec devraient suffire.

Au fil des ans le paquetage s'allège, le carburant et les vivres gagnent en titrage et en qualité. On ressort les vieux cuirs qu'on marie plus ou moins opportunément avec un véhicule plus moderne et des trouvailles de technologie récente. l'esthétique de l'ensemble est douteuse mais largement assumée. La douceur du climat invite à un départ plus tardif, petit déjeuner pris, une rigueur des préparatifs plus relâchée, on risque moins la galère climatique.

Le rituel commence, la bise sur le front des enfants, un petit au revoir tranquille, une invitation à la prudence du bout des lèvres, le regard est apaisé, sans appréhension.
Chaque geste est conscientisé, la veste ajustée, la jugulaire du casque réglée, les gants enfilés pendant que le bicylindre chauffe en arrondissant son rythme. En fait on est bien.

Sur la route, les nuages menacent, le vent de nord me taquine, je ne me reconnais pas dans les motocyclistes croisés que je salue. Par fainéantise je me laisse entrainer par les pancartes autoroutières et l'ennui me gagne au rythme des bornes téléphoniques d'urgences désaffectées depuis l'avènement des téléphones portables.

Au bout d'une heure, sans trop y réfléchir, je prends la première sortie qui se présente pour retrouver un parcours routier plus distrayant. Le rythme s'en ressent mais qu'importe, autant s'éloigner des gens pressés, de la contamination illusoire du gain de temps.

La vallée de la Loire défile, la douceur des paysages, quelque chose de la langueur aussi. On ne voit même pas couler le fleuve, force tranquille et redoutable. La tuffe qui orne les maisons cède la place à la pierre lorsque je quitte le fleuve pour mettre le cap à l'est, vers les terres des Bituriges.

Les villages déserts traversés témoignent de l'exode rural qui se poursuit, heureuse époque qui m'offre des espaces loin  des foules de plus en plus nombreux. Je jubile au rythme du bicylindre.
Les pauses pour faire le plein dans des stations de supermarchés de campagnes déserts équipés d'automates sont devenues la norme. Il y a encore dix ans ces dispositifs étaient marginaux à la cambrousse. On y gagne en disponibilité ce qu'on y perd en scènes de la vie courante pittoresques.
La moto est un bon outil de méditation, pas de musique, pas de conversation, les pensées peuvent défiler au rythme des kilomètres et on peut même parfois approcher  la vacuité de l'esprit.

L'arrivée se profile, comme à l'habitude au milieu de nulle part, l'endroit méticuleusement choisi loin de la promiscuité des zones touristiques offre son luxe de simplicité. Que ce soit un camping à la ferme, un champs prêté par le copain d'un indigène de l'étape, à chaque fois la configuration est la même. Un hâvre où passer deux jours tranquille, sans voisinage sourcilleux sur le feu de bois, les conversations tardives rythmées par les éclats de rires et les chants.
Au lieu de cela, les locaux se hasardent à rencontrer les visiteurs de ce coin paumé, les langues se délient, les commentaires vont bon train sur les souvenirs motocyclistes des uns et des autres. On se complait dans une attitude bonhomme et des sourires de circonstance.

En regardant le mégalithe qui borne l'entrée du lieu, on peut se dire que depuis des milliers d'années, des gens sont venus ici pour célébrer les saisons, se rencontrer et partager la joie d'être ensemble, les retrouvailles. La qualité de l'échange palliant la rareté des visites. On s'est retrouvé, on a parlé de la route parcourue, des nouvelles depuis la dernière fois, du plaisir à être là, du chemin à venir.
C'est tout ça en fait, ça fait des siècles qu'on a besoin de ces bornes dans la vie pour avancer, se repérer, se retrouver soi-même. Un luxe qu'on se paie, qu'on ébruite pas forcément, qu'on décrit mal, souvent pour éviter de le galvauder.

Alors quand on repart le lendemain ou le surlendemain, On se rend compte qu'on est bien, que ça a été un bon moment. On est bêtement content, idiotement content.

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