Etat de grâce

     La montée n'est pas facile, le vélo rouge n'a qu'un seul pignon et la portion de côte n'est pas goudronnée, tout l'exercice consiste à ne pas glisser dans les ornières des pluies de printemps augmentées par les roues des tracteurs. Gaffe aux grosses pierres, aux petites affûtées comme des couteaux d'offices, les crevaisons ne sont pas rares. Le bidon de lait accroché au guidon cogne régulièrement contre le cadre, rythmant les coups de pédaliers rageurs pour venir à bout de la partie la plus dure du chemin.

Et puis c'est le bitume qui arrive, on en oublierait presque que ça monte encore un peu, du coup je flâne quasi à l'arrêt en attendant ma sœur qui ahane sur un vélo trop petit pour elle, sa tignasse lui collant au front, les mollets déjà marqués par la graisse de la chaîne que ne protège aucun carter.
Allez! Plus que le faux plat le long du bois, on passe devant le château, on laisse la route qui mène au village et là ça commence à descendre, et on y est, au moulin, au creux de la route, lové contre la rivière.

ça sent la volaille dans la cour, le chaud aussi, le chien m'a toujours fait peur mais les cousins le rentrent toujours quand on vient. Pas besoin d'appeler pour signaler notre présence, c'est un peu chez nous aussi, les bottes à droite de la margelle indiquent qu'on est au café.

Et puis là c'est magique, on entend un bruit mat et régulier qui vient du bief, comme un appel à un office bien particulier. En avançant religieusement aussi discrètement que la gomme brune des semelles de nos chaussures de brousses nous le permet, on arrive à la retenue d'eau, au chant continu de l'eau qui s'évade, et à Louise.

Louise est une grand' tante de mon père, on se voit peu, à la belle saison, quand mes parents prennent d'assaut la bicoque qu'ils ont entreprit de retaper, ce qui leur prendra toute leur vie. Je l'ai toujours vu avec des robes sombres dans les bleus foncés, à moins que mes souvenirs n'aient été oblitéré par ses grands tabliers de coton bleus marines. Ses cheveux blancs étaient réunis en un chignon par de multiples épingles.  Elle est là, à genou au bord de l'eau, à côté de sa panière de linge, comme si elle nous attendais depuis toujours, battant son linge avec la régularité d'un métronome, comme si c'était un truc tout à fait normal à l'ère du lave linge.


On se bise sans qu'elle se relève, elle sent la gentillesse la tante Louise, la simplicité aussi. Après les politesses d'usage et les considérations météorologiques de rigueur elle cause de sa jeunesse. Elle cause souvent de sa jeunesse avec nous Louise. On est là, en tailleur, dans le bruit de l'eau , et elle raconte les voitures à cheval, les chasses à cour, la Faim dans les campagnes quand le temps n'avait pas été de la partie, la féodalité toujours existante avant la guerre 14, les gamins qui allaient à l'école les sabots à la main pour ne pas les abimer trop vite, les ouvriers agricoles qu'avaient pas le sou pour payer leur banc d'église, tout un monde si loin de moi, un monde dur où elle disait n'avoir jamais été malheureuse. Pourtant elle ne machait pas ses mots la Louise, pour nous parler des injustices de l'époque, de l'emprise des grands propriétaires terriens et du clergé. Nous on ne disait pas grand chose, quelques questions parfois.

Et puis c'est fini, plus de linge à laver, alors on se lève, on pousse jusqu'à la cuisine qui sent le café en train de rousiner sur la cuisinière, et là, sur la toile cirée à carreau, elle entreprend de nous confectionner une grande tartine de beurre avec des copeaux de chocolat qu'elle racle avec un vieux couteau de cuisine qui a vu bien des affutages. Pendant qu'on casse la croute parce qu'il faut reprendre des forces et qu'il s'agirait pas de tomber en faiblesse Louise s'en va remplir le bidon de lait et chercher des oeufs pour les mettre dans le panier de ma soeur. Moi j'ai pas le droit de porter les oeufs parceque je monte les côtes en danseuse et que je pourrais les casser, enfin que je l'ai déjà fait, de les casser, les oeufs.

Le retour c'est rien, on se bise, on manquera pas de biser maman et papa de sa part, et puis on pédale, à toute vitesse, c'est presque tout le temps de la descente, il n'en reste que du vent dans les mollets, du frais dans les cheveux quand toute la nature bruisse d'un été bien sec et chaud. Le bidon de lait bouge moins vu qu'il est plein, un vrai bonheur.

PS: Merci à Jacques pour la photo

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