L'évadé

Il est là, tapi dans un coin de la pièce, à l'abri du soleil et des premiers regards, scrutant les méandres de sa tête. Sa veste de pyjama baille sur un maillot de corps fatigué et sale. Ma présence est trop éloigné de ce qui hante son esprit pour qu'il y prête attention. Il faudrait que je m'approche bien plus près de lui pour que je fasse irruption dans son monde.


A l'autre bout de la pièce, son seau hygiénique vide baigne dans une flaque d'urine embaumant la pièce qui laissera longtemps dans mes narines cette odeur d'ammoniaque qui hante bien des services hospitaliers. Au milieu le lit scellé gît sans son matelas renversé sous la fenêtre, un drap entortillé dans le grillage du sommier témoigne d'une activité fébrile et délirante.


     On pourrait se demander longtemps ce qui a fait que ce type se soit échappé au fil des jours de la réalité communément admise, quel virus, quelle infection a bien pu ruiner sa relation à ce qui l'entoure. 
Ce serait si rassurant, sauf que là on est loin du trouble anxieux de la ménagère de moins de cinquante ans en mal de guimauve conjugale, la personne qui souffre là  n'arrivait plus à vivre sa vie, à vivre tout court. Les banalités et les prescriptions hasardeuses du médecin de famille n'y pouvaient plus rien, il allait faire du mal, se faire du mal aussi.
On peut nous abreuver de séries  télé et de journaux de dangereux malades, il est là, rabougri, pieds nus sur le ballatum, victime de sa glissade. Il est emmitouflé dans une couverture bleue défraîchie, ses cheveux cachent son visage sans réussir à masquer un regard terrifiant qui scrute un monde auquel ni vous ni moi n'avons accès.


Cela fait des semaines qu'il glissait dans la pudeur générale, sans que personne n'ose affronter l'écart qui se creusait avec les siens. Au boulot c'était pareil, comment trouver les mots, prendre le temps pour interroger sans être inquisiteur, de quel droit aider sur des sujets aussi délicat?

A vue de nez, il faudra encore bien des jours de marchandages pour prendre des médicaments avant qu'il ne refasse surface, qu'il ressemble un peu à ce qu'on connaissait de lui. D'ici là il faudra administrer le traitement en l'injectant, négocier les repas, et l'eau pour qu'il ne meure pas de faim ou de soif. Inviter à laver ce corps si longtemps négligé qui pue la sueur et la vieille crasse.
Vous pourriez vous insurger, vous imaginer que c'est loin de vous, que ça n'arrive qu'aux autres, qu'on ne dévisse pas comme ça... Et puis pour peu que vous preniez le temps, vous vous rendriez compte qu'il est là, à votre porte, l'autre différent qui s'ignore souvent.


Parce qu'en fait cet autre, différent, ne l'était pas tant que ça, il avait aimé, avait bercé des enfants, cuisiné des repas pour des amis, bu un verre avec d'autres. Il avait eu des centres d'intérêts culturels ou triviaux, avant d'être broyé par la maladie.


Il avait travaillé aussi, il avait même été bon dans son travail, apprécié de ses collègues, par sa culture, sa technique, son sens de l'humour.
Et surtout j'avais travaillé avec lui.


Mais ça, c'était avant.

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