L'épave

     Au bord de la route qui se dégrade franchement, un bloc de béton et de préfabriqué qui avait pu être une station service ou un resto routier est échoué. Sous le préau une épave de coupé des années 50, moussue, rouillée, sur cales et sans pare brise. Au premier coup d'oeil j'ai loupé le type avachi sur le banc à droite de la porte. Le béton de la terrasse est lézardé de partout, de l'herbe pousse par endroit et il y a ce type sur le banc, en fait non, sur une banquette arrière de bagnole.

Je m'arrête devant le préau, débéquille, marche vers lui et le voit un peu mieux. Il est comme aspiré par la banquette défraichie à la garniture qui s'échappe par le skaï déchiré. Le visage bouffé par la barbe et des cheveux longs, son regard est éteint et erre loin derrière moi. Une méchante parka kakie pleine de trace de cambouis et de taches de graisse alimentaire le noie et masque un jean déchiré par endroit qui a connu un homme plus enrobé. Ses mains aux ongles noircis et cassés tiennent une bouteille de schnaps entamée.


- Vous avez l'air seul, lui dis-je en m'approchant.
- T'as pas l'air nombreux non plus....
- Vous aviez des projets pour ce midi?
- Prendre l'apéro, pour commencer, j'ai du mal à voir plus loin.

Il me tend sa bouteille de mauvais alcool, j'en prend une rasade après avoir essuyé le goulot de ma manche. C'est pas si dégueulasse que ça finalement, ça ressemble à cet alcool qu'il font dans les balkans et qui sent la bouse de vache. Je lui rend son bien qu'il ne songera pas à me faire bénéficier avant longtemps.

Il a le monologue facile le bonhomme, comme plein de gens vous me direz, il me parle de sa femme et des gosses partis il y a bien longtemps quand le village s'est replié sur lui même et que sa cambuse ne servait plus à rien faute de gens pour s'y arrêter. Il a continué à vivoter autant qu'il a pu, à coup de jaja jusqu'à son dépot de bilan, puis à la bière tant que les aides sociales tombait, aujourd'hui plus rien ne rentre alors il distille lui même son brûle gueule avec ce qu'il trouve, le temps aidant il a de plus en plus de mal à faire son jardin et viendra le moment où il n'y aura plus de temps libre entre l'allumage de la chaudière le matin et l'apéro du midi, dernière étape d'une lente glissade.

Avant, ce type avait été un mécano de première, qui s'était reconverti dans la cuisine pour se changer les idées et faire plaisir à sa femme. Quand la station-resto à commencé à battre de l'aile, elle a préféré se barrer avec un pilier de l'établissement pour éviter les coups de son bonhomme. ça, il me l'a pas vraiment dit comme ça, mais au final c'est ce que ça donne.

-Mais alors, la bagnole? Que je lui fais.
-Ben j'ai toujours aimé la mécanique et le voyage, je me la suis payé quand ça allait bien, pour plus tard....Mais plus tard, c'est souvent trop tard finalement.

Alors je sors mes tartines et un bout de saucisson découpé au canif que je partage après un coup de flotte à la gourde. Les yeux du bonhomme fixent toujours la bagnole, comme hypnotisé par ses rêves passé, la nostalgie camarade....Il accepte un saucisson de mauvaise grâce, ses dents n'aiment pas la peau, finalement c'est bon.

-Tu connais l'histoire du lion de la vallée de l'Ethyl? Qu'il me fait.
-Non, il y a des lions au Rustikhistan?
-Un peu, mon n'veu! Avec le sourire d'un ratelier à faire peur.

-C'était il y a une trentaine d'années, un lion du zoo de Maboul, la capitale, charmait tous les visiteurs par la splendeur de sa crinière et l'ardeur qu'il mettait à séduire les lionnes. Il n'avait que très peu de concurrence qu'il réduisait à néant avec force rugissements et en montrant les crocs qu'il avait d'importance. Ce qui désespérait les administrateurs du zoo qui souhaitaient assurer une progéniture nombreuse aux femelles.

Parce que, malgré ses rodomontades, le fringant félin restait un piètre géniteur et n'avait fécondé que sa première lionne.
Du coup les gardiens l'isolèrent pour que des jeunes lions plus aptes à la reproduction règle le problème. Devant tant d'injustice, le manque de gratitude des femelles autant que l'absence de sujétion des mâles, le lion se mordit lui même la patte arrière pour attirer l'attention sur lui et faire croire à une agression.

Dubitatifs et ne sachant trop comment interpréter cette mise en scène flagrante, le vétérinaire lui arracha les dents et l'on se mis à le nourrir de viande mixée. C'était horrible comme situation mais personne ne savait plus comment gérer les choses au vu de la capacité à faire des histoires du lion dans la pleine force de l'âge.
Un soir d'été, profitant d'une grille mal fermée, l'animal s'est enfui et s'est servi de l'incurie des forces de l'ordre pour s'évanouir dans la nature.

Depuis, on dit qu'il erre dans la vallée de l'Ethyl, le grand fleuve du Rustikhistan, et qu'il continue à pousser ses terribles rugissements. La bienveillance des paysans fait qu'il n'est pas dénoncé et qu'il a régulièrement des restes de viandes soigneusement hachées pour qu'il ne dépérisse pas. Les griffes usées par l'errance, la crinière clairsemée par les années, la panse arrondie par la nourriture facile, il continue à croire qu'on le pourchasse et qu'il est le roi des animaux. On dit même que depuis tout ce temps de vieilles lionnes l'on rejointes dans son errance, dernier carré d'une ambition déçue.

C'est pourquoi, le soir, à l'ombre des arbres du fleuve, lorsque les chiens se prennent pour des loups et s'essaient à japper à la lune, on entend parfois le rugissement éraillé du lion de l'Ethyl, comme l'appellent les habitants des bords du fleuve.

Commentaires

  1. Beau récit de rencontre !

    J'ai connu un type comme ça.

    Et même, en y réfléchissant bien, j'ai aussi connu un type comme le garagiste alcoolo...

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